Est ce que tu connais l’art menstruel?
L’art menstruel est un mouvement artistique à travers lequel les menstruations sont utilisées comme sujet ou comme matériaux dans des œuvres d’art contemporain.
Pour commencer, je vais te parler de quelques artistes de ce mouvement artistique qui pourront peut-être t’inspirer par la suite! Certaines ont choisi d’utiliser leur propre sang menstruel comme médium, telles que Gina Pane, Laetitia Bourget, Paola Daniele (Collectif Hic est sanguis meus), Carina Ubeda ou encore Maël Baussand ; d’autres ont choisi, comme moi, de l’évoquer de manière plus symbolique, comme Judy Chicago, Cindy Shermann ou Joana Vasconcelos.
Je te laisse regarder quelques images de leur travail ci-dessous, tu verras qu’elles ont chacune une façon singulière d’illustrer le cycle menstruel dans leurs œuvres. Tu peux aussi jeter un coup d'œil au collectif Hic est sanguis meus (“Ceci est mon sang” en latin) créé en 2014 par Paola Daniele, dont je fais partie et qui réunit plus de 70 artistes du monde entier autour de l’art menstruel.
Judy Chicago préparant son installation “Menstruation Bathroom and Wo/Manhouse”, 2022.
Laetitia Bourget, Les mouchoirs menstruels, une série de 700 mouchoirs, 10 x 8 x 3,5 cm, 1997-2005.
1- Art féministe : les menstruations dans l’art
Petit point historique, l’art menstruel a débuté dans les années 60 en parallèle des mouvements féministes et dans le cadre de l’art corporel. Valie Export serait l’une des premières à utiliser le sang menstruel en Allemagne, succédée par Judy Chicago aux États-Unis. Tu t’en doutes bien: ce mouvement est d’abord politique. Certain·es artistes ont voulu rendre compte par le sang ou son évocation de la violence subie par le corps féminin dans le cadre du “body art”, comme Ana Mendieta ou Gina Pane. D’autres, comme Leslie Labowitz-Staru dans sa performance “Menstruation wait”, ont voulu montrer et briser le tabou autour de ce phénomène des plus naturels.
A- Briser le tabou des menstruations
« Le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-même, caché, tourmenté, muqueux, humide ; il saigne chaque mois, il est parfois souillé d’humeurs, il a une vie secrète et dangereuse » ; « [s]i la chair suinte (...) il semble non seulement qu’elle émette du liquide mais se liquéfie : c’est un processus de décomposition qui fait horreur » (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Editions Gallimard, Paris, 1949.)
Un des objectifs de l’art menstruel est bien évidemment de déconstruire les préjugés liés aux menstruations (que c’est sale, dégoûtant, perturbant, lié à la sorcellerie, etc… on connaît la chanson!) en les montrant au grand jour. Ce phénomène caché et mystérieux devient visible de façon esthétique. Il y a presque chez certains artistes l’envie de revaloriser ce sang en lui donnant un caractère précieux.
J’ai découvert notamment l’artiste Jen Lewis qui fait de très belles photographies du sang menstruel qui tombe dans l’eau des toilettes, en collaboration avec son partenaire.
B- Le sang menstruel comme médium d’émancipation
Et si le sang menstruel pouvait être un médium artistique au même titre que la peinture? Un médium permettant de libérer son corps des représentations négatives des menstruations véhiculées par le patriarcat?
J’écris ces lignes en pensant à mon amie artiste Paola Daniele et à ses performances qui montrent un corps souvent nu maculé de son sang menstruel. Un corps qui paraît libre, sans retenue. Comme pour d’autres artistes, le côté transgressif de l’utilisation du sang menstruel permet finalement de s’extraire de la prison patriarcale et de se réapproprier son corps plus librement. Cette utilisation du sang va au delà d’une simple revendication féministe et cherche à normaliser un phénomène corporel longtemps marginalisé, même encore aujourd’hui.
Performance "These is my blood", Paola Daniele. Le Générateur, octobre 2018. Crédit photo : Nicole Miquel
C- Du scandale à la normalisation sur les réseaux sociaux
Même si l’art menstruel a longtemps été ignoré, rejeté ou peu médiatisé dans la culture populaire, il est désormais mis en lumière via les réseaux sociaux, notamment grâce à Rupi Kaur. Ce mouvement artistique compte désormais plus de 5000 publications sous le #menstrualart ou #artmenstruel.
Il y a aussi le mouvement “Menstrala” sur Instagram, créé par Vanessa Tiegs, qui invite les personnes menstruées à créer des œuvres d’art avec leur sang menstruel.
Finalement, on constate que c’est un mouvement artistique qui dérange de moins en moins et qui permet à certaines personnes de vivre mieux la période des règles.
Period. - Rupi Kaur
2 - Mon expérience avec l’art menstruel
De mon côté, peu de mots ont été posés lors de mes premières règles, juste une petite baffe par “tradition”. J’ai longtemps vécu mon cycle menstruel avec angoisse, de façon assez désincarnée, comme quelque chose dont il fallait avoir honte. Il y a trois ans, j’ai repris des études de recherche en Arts-plastiques et ce fut l’occasion de développer une démarche artistique en lien avec l’écoulement menstruel et son absorption pour briser le malaise que j’avais toujours ressenti.
As-tu aussi envie de te reconnecter à ton cycle? Je te partage mon expérience dans l'espoir de t'inspirer à essayer l'art menstruel.
C’est à la lecture de “Femmes désirées, femmes désirantes” du docteur Flammenbum – gynécologue qui s’est particulièrement intéressé à la médecine chinoise et évoque le périnée comme réceptacle des mémoires de nos ancêtres – que j’ai voulu investir artistiquement mon cycle menstruel. Je te confie que cette lecture a provoqué une multitude d’émotions chez moi et il devenait primordial que je me penche sur le sujet à ma manière.
Par la suite, j’ai voulu prendre le temps de me recentrer sur mon cycle menstruel et particulièrement la période de règles que je commençais à voir comme une opportunité d’introspection. Un temps où les douleurs et les variations émotionnelles peuvent être libérées par un processus artistique. Dans la compréhension de l’ouvrage précédemment cité, il s’agissait pour moi de considérer la période des règles comme un moment de confrontation avec des traumatismes et des blessures liés à mes lignées de femmes.
A- Les menstruations, temps de création artistique
Pourquoi ne pas utiliser le temps des menstruations pour se tourner vers l’intérieur en créant ?
Pour ma part, je réalise des écoulements de peinture textile uniquement durant ma période de règles, c’est ma façon de mieux gérer cette période. Que ce soit les douleurs, les émotions, la fatigue, je mets tout dans ces moments de création et ça me fait un bien fou !
J’ai aussi réfléchi à l’idée d’une transmission de génération en génération des traumatismes qui pourrait se libérer lors de la période de règles. Pour tout te dire, j’avais la sensation d’être prise dans une toile de laquelle je devais m’extraire. Il y avait comme des blessures béantes qui coulaient encore à travers moi. La période de règles allait donc devenir un espace-temps propice à une forme de libération psychique, corporelle et émotionnelle.
Pour que cet espace-temps soit créé, j’ai réalisé deux performances qui m’ont permis de me connecter à mes médiums, c'est-à-dire à la peinture textile et le tissu. Une expérience sensitive grâce à laquelle j’ai pu ressentir un lien organique avec ma pratique artistique.
B- Du sang-blessure au sang-peinture
Tu dois peut-être te demander pourquoi je n’ai pas utilisé mon propre sang?
Tout simplement parce que ça avait déjà été fait et que mon but était de développer un processus pictural incluant d’autres nuances colorées, en reprenant l’écoulement et les effets de taches. En d’autres mots, de transposer le phénomène des menstruations en peinture.
Comme je l’ai déjà abordé, j'ai vraiment intégré cette idée de traumatismes et de blessures qui pourraient se libérer durant la période de règles. C’était ma manière à moi de m’en libérer. C’est pourquoi j’ai transposé ce sang que j’ai considéré comme synonyme de blessure en sang-peinture pour qu’il puisse se transformer en œuvre d’art.
Dans ma démarche, je ne fixe pas sur le tissu les traces d’un passé douloureux, mais plutôt sa mutation vers une harmonie colorée. En effet, je considère que plus on parle de violence, plus on a de chance de produire de la beauté. C’est cette métamorphose esthétique que je mène dans ma démarche artistique, qui me permet une réappropriation de mon corps et une reprise de pouvoir sur la violence subie.
C- Des couleurs “mortes” aux couleurs “vivantes”
Comme tu peux le voir sur les photos ci-dessus, j’avais d’abord travaillé sur les nuances colorées du sang, mais je sentais que d’autres couleurs pouvaient être utilisées.
J’ai donc pris le temps de ressentir des impressions colorées durant ma période de règles en fermant les yeux et en me connectant à mon bassin. Au début, j’ai ressenti des teintes de bleu, du noir, des couleurs sombres qui, pour moi, étaient synonymes d’une mort symbolique. Puis petit à petit sont apparus du rouge, des teintes orangées, du jaune, des couleurs vives qui, pour moi, sont liées à la vitalité.
Je ressens encore ce besoin de retrouver une certaine dignité, une forme de joie de vivre et de me sentir plus libre durant mes menstruations, et l’art menstruel m’aide beaucoup. Il me permet non seulement de me reconnecter à mes menstruations et d’évacuer la honte, de procéder à un nettoyage transgénérationnel et personnel, mais également d’amorcer un cheminement vers la réappropriation de mon corps par l’acte de peindre.
Je te laisse méditer sur tout ça avec une de mes dernières œuvres qui s’appelle “Dignity” :-)
Site web : www.auroreleludec.com
Quelques conseils pour t'initier à l'art menstruel
Quel que soit le médium que tu choisis, que ce soit ton sang menstruel ou un médium externe (crayon, feutre, aquarelle, peinture textile, acrylique, etc), l’idée est de choisir la méthode qui te rejoint et qui te permet de te reconnecter à tes ressentis corporels. Voici quelques pistes pour t’initier à l’art menstruel :
- Avant toute chose, tente de déconstruire petit à petit tes préjugés sur les menstruations. Le sang menstruel n'est pas sale, bien au contraire!
- Installe une ambiance confortable et propice à la créativité. Bougie, cristaux, musique, etc.
- Tu peux d’abord t’asseoir confortablement, fermer les yeux et respirer profondément.
- Essaye de visualiser et de ressentir ton bassin, le bas de ton ventre, ta vulve, etc…
- Si tu vois des images, tu peux commencer à les dessiner; si tu ressens des couleurs, tu peux commencer à les peindre. Sens-toi libre de la façon dont tu vas t’exprimer.
- Si tu utilises ton propre sang, je te conseille d’opter pour des produits menstruels réutilisables, comme la culotte menstruelle ou la coupe. Ça permet non seulement d'être plus à l'aise au préalable avec son sang en étant plus en contact avec celui-ci, mais c’est aussi plus facile pour récupérer le sang.
- Rappelle-toi que le résultat n’a pas d’importance! Si tu sens l’élan de nous montrer ce que tu as créé, tu peux taguer @mmelovary et moi-même @aurorelldc avec le #LovaryArt en story ou dans une publication !
Alors, tu essaies lors de ton prochain cycle? 🌹
Quelques conseils de lecture
EMMANUELLE Camille, Sang tabou. Essai intime, social et culturel sur les règles, Paris, La Musardine, 2017.
FLAMENBUM Danièle, Femmes désirées, femmes désirantes, Paris, Edition Payot,2017.
THIEBAUT Elise, Ceci est mon sang- Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, Edition Quintette, Paris, 2000.